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vait dans sa pauvreté un plaisir mêlé d’amertume ; oui, voici tout mon trésor. C’est, avec mon fusil, tout ce que je possède au monde ! C’est à présent que me voilà véritablement devenu l’homme des bois, et je ne dois plus compter pour ma subsistance que sur le produit de ma chasse. Allons, Natty, il faut mettre sur la tête de l’oiseau tout ce qui nous reste, et si c’est vous qui ajustez, nous réussirons.

— J’aimerais mieux que ce fût John, monsieur Olivier. Vous avez tant d’envie d’avoir l’oiseau, que je suis sûr que cela me fera manquer mon coup. Ces Indiens tirent aussi juste dans une occasion que dans une autre ; rien ne peut agiter leurs nerfs. John, voici un shilling, prends mon fusil et va tirer sur le dindon.

L’Indien releva la tête d’un air sombre, et regarda un moment ses compagnons en silence.

— Quand John était jeune, leur dit-il ensuite, le rayon qui part des yeux ne volait pas plus droit que sa balle. Les squaws[1] frémissaient en le voyant lever son fusil ; les guerriers mingos devenaient des femmes. Quand eut-il jamais besoin de tirer deux fois ? L’aigle avait beau s’élancer jusqu’aux nuages en passant au-dessus du wigwam de Chingachgook, ses plumes n’était pas rares pour nos femmes. Mais voyez ses bras maintenant, ajouta-t-il d’un ton de voix plus élevé et en étendant les deux mains, voyez ces bras, ils tremblent comme le daim qui entend les hurlements du loup. Est-ce parce que John est vieux ! Et depuis quand soixante-dix hivers suffisent-ils pour rendre squaw un guerrier mohican ? C’est le blanc qui lui apporte la vieillesse ; le rhum lui sert de tomahawk.

— Et pourquoi donc en buvez-vous ? lui dit son jeune compagnon, pourquoi dégrader votre noble nature en vous rendant une brute ?

— Une brute ! John est-il donc une brute ? Oui. Votre parole n’est pas un mensonge, fils du Mangeur-de-Feu ; John est une brute. Jadis il y avait peu de feux sur ces montagnes. Le daim venait lécher la main du blanc ; l’oiseau se reposait sur sa tête ; il était étranger pour eux. Mes pères vinrent des bords du grand lac d’eau salée ; ils vivaient en paix, ou quand ils levaient le tomahawk, c’était pour briser le crâne d’un Mingo. Ils s’assemblaient I.

  1. Les femmes. Voyez les notes du Dernier des Mohicans ; ce nom devient synonyme de faible au figuré.