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dollars par mois, en m’engageant à rembourser fidèlement tout ce qui pourrait avoir été payé de trop, par suite de perte du bâtiment ou d’accident arrivé à moi-même. Ce qui facilita cet arrangement, ce fut le crédit dont je jouissais comme propriétaire de Clawbonny ; car, en pareil cas, on passe presque toujours pour plus riche qu’on ne l’est réellement.

Je conviendrai que tout en faisant de bon cœur ce sacrifice pour Rupert, je vis avec peine qu’il l’acceptait sans difficulté. Il est certaines offres que nous faisons avec le désir de les voir acceptées, et qui cependant, une fois acceptées, excitent en nous un sentiment de regret. J’étais fâché que mon ami, le frère de Lucie, l’amant de Grace, — car je ne pouvais me faire illusion à cet égard, — n’eût pas assez d’orgueil pour refuser un argent qui devait être gagné à la sueur de mon front, et dans une profession qu’il ne se sentait pas le courage d’embrasser. Mais il avait accepté, et tout était dit.

Grâce à l’activité qui régnait en 1798, la Crisis, trois jours après notre enrôlement, était prête à mettre à la voile. Notre équipage était assez bien composé. Dix de nos hommes n’avaient jamais vu l’Océan, mais c’étaient de jeunes gaillards, sains et vigoureux, qui promettaient de s’acclimater vite. Nous étions trente-huit à bord, y compris les officiers. Tout avait été préparé dans l’espoir d’appareiller un jeudi ; car le capitaine Williams était un homme prudent, et il voulait que le bâtiment fût en pleine mer, avec toute la première besogne terminée, avant le dimanche. Cependant quelques dispositions accessoires ne purent être prises à temps ; quant à partir un vendredi, il ne pouvait en être question. C’était ce que personne n’eût fait en 1798, à moins de nécessité absolue. Nous eûmes donc un jour de répit, et j’obtins la permission d’aller le passer à terre.

Rupert, Grace, Lucie et moi, nous allâmes faire une longue promenade dans la campagne, un peu au-dessus de l’emplacement actuel de Canal-Street : Lucie et moi, nous étions en avant, saisis l’un et l’autre d’un sentiment de tristesse à l’idée d’une aussi longue séparation. Le voyage pouvait durer trois ans ; alors je serais mon maître, un homme de par la loi, et Lucie une jeune femme de près de dix-neuf ans. C’était un siècle en perspective, et que d’événements pouvaient se passer d’ici là !

— Rupert sera reçu avocat, quand je reviendrai, dis-je dans le cours de la conversation.

— Oui, répondit Lucie, et maintenant que vous allez vous embarquer, Miles, je regrette presque que mon frère ne vous accompagna pas. Il y a si longtemps que vous vous connaissez, que vous vous