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gâtait rien, soit dit en passant, et, à tout prendre, il avait plutôt gagné. Lucie en convint à moitié, tout en faisant beaucoup de réserves ; Grace ne dit rien, mais il était évident qu’elle était du même avis. Quant à moi, j’avais alors près de six pieds, ce qui n’était pas mal pour un garçon qui n’avait pas encore dix-huit ans ; mais je m’étais aussi élargi. Grace dit que j’avais perdu mon air gentil et délicat ; et Lucie, tout en riant et en rougissant, protesta que je commençais à avoir l’air d’un grand ours. Pour dire la vérité, j’étais assez content de ma personne ; je ne portais pas la moindre envie à Rupert, et je savais que je le ferais passer sous mon épaule quand je le voudrais. Je supportai donc tous les quolibets de pied ferme, et, quoique le point de mire des plaisanteries de ces demoiselles, je ne perdis pas contenance un seul instant. Dès que je cessai d’être sur la sellette, Lucie me dit à demi-voix :

— Voilà ce que c’est que de s’en aller, Miles ; si vous étiez resté ici, le changement se serait opéré si graduellement qu’on ne s’en serait pas aperçu, et on ne dirait pas aujourd’hui que vous êtes un ours.

Je la regardai fixement : elle devint pourpre ; une expression de regret se peignit sur sa figure, et elle ajouta tout bas : — mais je n’en crois rien au moins.

C’était alors le tour de Grace, et mon attention se porta sur ma sœur. Quoique bien jeune encore, elle n’avait plus l’air d’une enfant ; c’était presque une jeune femme posée et réfléchie. Elle avait beaucoup gagné pour l’extérieur, quoique un air d’excessive délicatesse donnât lieu de douter si un être si frêle n’était pas fait pour un autre monde que celui-ci.

Lucie supporta l’examen avec succès ; elle était femme de la tête aux pieds. En elle rien d’idéal, rien de positivement poétique ; c’était tout simplement une femme charmante. Honnête, sincère, pleine de cœur, elle était d’une vivacité et d’un enjouement qui donnaient une mobilité apparente à son humeur et à son caractère ; et cependant personne n’avait des principes plus arrêtés, un jugement plus certain sur tous les sujets qui étaient de sa compétence, et n’était plus constant dans ses affections que Lucie Hardinge. Grace elle-même subissait alors son influence, quoique à la première vue on eût pu croire que c’était elle qui devait diriger son amie plus simple et plus réservée.

Il y avait plus d’une heure que nous goûtions le plaisir de nous retrouver ensemble, sans qu’il eût été question de nous rendre à la maison. Lucie rappela alors à Rupert qu’il n’avait pas encore em-