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Le marin avait mis de côté l’abstinence monikine, et se régalait d’une manière tout humaine : un plat de viande rôtie était placé devant lui, et lorsque j’approchai, son regard se tourna vers moi avec une expression qui rendait un peu douteux le plaisir que ma visite lui causait. Mais l’honnête et vieux principe qui ne permet jamais à un marin de refuser de partager avec un ancien compagnon, l’emporta même sur son appétit.

— Asseyez-vous, sir John, s’écria le capitaine sans s’interrompre, et ne faites pas grâce aux os. Pour dire la vérité, ils sont presque aussi bons que la chair. Je n’ai jamais mangé un morceau plus délicat.

Le lecteur peut être sûr que je n’attendis pas une seconde invitation, et en moins de dix minutes le plat était aussi net que si les harpies se fussent chargées de cette tâche. Comme on professe dans cet ouvrage un respect religieux pour la vérité, je dois avouer que je n’ai nulle souvenance qu’aucun sentiment m’ait jamais donné la moitié autant de satisfaction que ce court et brusque repas. Encore à présent, il me représente le beau idéal d’un dîner ! il péchait par la quantité et non par la qualité.

Déjà mes regards avides cherchaient si d’autres mets n’étaient pas préparés, lorsque tout à coup j’aperçus une figure qui semblait n’adresser un doux et triste reproche. La vérité m’apparut au milieu d’un flot d’horribles remords. M’élançant sur Noé avec l’agilité du tigre, je le saisis à la gorge en criant avec l’accent du désespoir :

— Cannibale ! qu’as-tu fait ?

— Laissez-moi, sir John, nous n’aimons pas à Stonington ce genre de caresses.

— Malheureux ! tu m’as rendu complice de ton crime ! Nous avons mangé le brigadier Downright !

— Lâchez-moi, sir John, ou la patience m’échappera.

— Monstre ! rends cet aliment impie ! — Ne vois-tu pas un million de reproches dans les yeux de l’innocente victime de ton insatiable appétit ?

— Éloignez-vous, sir John, éloignez-vous, tandis que nous sommes encore amis. Il m’importe fort peu d’avoir avalé ou non tous les brigadiers de Leaplow, — lâchez-moi !

— Jamais, monstre ! tant que tu n’auras pas rendu cet horrible aliment !