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d’une publication, séparée en un mince volume illustré sous le titre Le Point d’Honneur. Il y a bien des années de cela. Depuis, il a été, dans toutes les éditions de mes œuvres, réintégré à sa place normale, c’est-à-dire à celle qu’il occupe dans ce volume. Son origine est fort simple, et se trouve dans un entrefilet de dix lignes d’un petit journal de province publié dans le Midi de la France[1]. Cet article inspiré par l’issue fatale d’un duel entre deux personnalités parisiennes, faisait, pour une raison quelconque, allusion au « fait bien connu » de deux officiers de la Grande Armée qui, tout au long des guerres napoléoniennes, et sous un prétexte futile, s’étaient battus à très nombreuses reprises. Le prétexte n’avait jamais été éclairci. Il me restait donc à l’imaginer, et je crois qu’étant donné les caractères respectifs des deux officiers, qu’il me fallait également inventer, je l’ai rendu suffisamment plausible par son absurdité même. A vrai dire, ce conte n’est dans mon esprit qu’une tentative sérieuse et même appliquée de roman historique. J’ai beaucoup entendu parler, dans mon enfance, de la légende napoléonienne, et il me semblait que je m’y trouverais à l’aise. Le Duel est le résultat de cette conviction, ou si le lecteur le préfère, de cette présomption. Personnellement, je n’en éprouve aucun remords. A coup sûr, l’histoire aurait pu être mieux contée. Tout ce que l’on fait aurait pu se mieux faire ; mais c’est la réflexion que l’écrivain doit courageusement repousser, s’il ne veut pas que chacune de ses conceptions demeure à jamais vision personnelle et évanescente rêverie. Combien de telles rêveries n’ai-je pas vu s’évanouir ainsi ? En tout cas, celle-ci est restée comme marque de mon courage, ou comme preuve de ma témérité. Ce qu’il me plaît de me remémorer, c’est le témoignage de quelques lecteurs français qui ont bien voulu m’affirmer que dans cette centaine de pages j’avais « admirablement » su rendre l’esprit de toute une époque. Exagération ou bienveillance, évidemment ; mais même à tenir leur opinion pour telle, je la serre contre mon cœur, parce que c’est précisément ce que je me suis efforcé d’at-

  1. Vraisemblablement Montpellier où Conrad écrivit ce texte en 1907. (Note du traducteur.)