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un précipice, elle leva sur moi un visage si blême et si torturé que je ressentis une grande pitié pour elle.

— « Señor officier, dit-elle, je suis faible, je tremble : c’est l’effet d’une terreur insensée. » Et, en effet, ses lèvres tremblaient, tandis qu’elle s’efforçait de regarder avec un sourire l’entrée de l’étroit sentier, qui n’était pas, somme toute, bien dangereux. — « J’ai peur de laisser tomber la petite. Gaspar vous a sauvé la vie, vous vous en souvenez… Prenez-la-moi… »

Je pris l’enfant qu’elle me tendait. — « Fermez les yeux, Señora, et fiez-vous à votre mule », lui conseillai-je.

Elle obéit ; sa pâleur et les traits tirés de son visage mince lui donnaient un air de mort. A un détour du sentier, où une grosse masse de porphyre rouge masque la vue de la plaine, je lui vis ouvrir les yeux. Je me trouvais juste derrière elle, tenant la fillette sur mon bras droit. — « L’enfant va bien », criai-je, en manière d’encouragement.

— « Oui », répondit-elle, d’une voix faible, et tout à coup, à mon intense terreur, je la vis se dresser sur la planche, jeter dans le vide des yeux d’horreur, et se lancer dans l’abîme ouvert à notre droite.

Je ne saurais vous décrire la soudaine et abjecte épouvante qui m’accabla devant cette affreuse vision. C’était l’horreur de l’abîme, l’horreur des rochers qui semblaient me faire signe. Ma tête tournait. Je pressai l’enfant contre mon côté et restai en selle, rigide comme une statue.

La mule broncha, se colla contre la paroi rocheuse, puis se remit en route. Mon cheval se contenta de pointer les oreilles, avec un léger gémissement. Mon cœur s’arrêta, et, monté des profondeurs du précipice, le bruit des pierres roulées dans le lit du torrent furieux me rendait à moitié fou.