Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/66

Cette page n’a pas encore été corrigée

directe que la jeune femme poussait Gaspar Ruiz à la trahison sanguinaire ; c’est par la façon subtile qu’elle avait de réveiller et de tenir allumé dans son esprit ingénu le brûlant souvenir d’une irréparable injustice. Cela se peut bien. Le certain, c’est qu’elle avait versé la moitié de son âme vindicative dans la forte argile de cet homme, comme on peut verser, dans une coupe vide, ivresse, folie et poison.

S’il souhaitait la guerre, il la trouva pour de bon, quand notre armée victorieuse commença à rentrer du Pérou. On dirigea des opérations systématiques contre cet ennemi de l’honneur et de la prospérité d’une indépendance si durement acquise. C’est le général Robles qui prit la tête des opérations avec sa sévérité impitoyable et notoire. Des représailles féroces furent exercées de part et d’autre, et on ne fit pas de quartier sur les champs de bataille. Ayant gagné une promotion pendant la campagne du Pérou, j’étais capitaine dans l’état-major.

Gaspar Ruiz se trouva rudement pressé, au moment même où nous apprenions, par un curé de campagne, qu’une fille venait de lui naître. Le prêtre, arraché à son presbytère de village, avait dû faire à cheval trente lieues de galop dans les montagnes avec ses ravisseurs, pour célébrer la cérémonie du baptême, avant de pouvoir s’échapper. Pour fêter l’événement, sans doute, Ruiz exécuta une ou deux brillantes razzias, juste derrière nos positions, et battit les détachements envoyés pour lui couper la retraite. De rage, le général Robles faillit avoir un coup de sang. Il avait trouvé une cause d’insomnie plus sérieuse que les moustiques, mais contre celle-là, Señores, de pleins verres d’eau-de-vie pure n’avaient pas plus d’effet que de simples rasades d’eau. Il se mit à m’accabler de sarcasmes amers à propos de mon hercule. Et notre impatient désir de voir se terminer une campagne sans gloire, nous poussait, je