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royalistes se lamentaient sur ce coup porté à leur cause et sur la ruine de leurs espoirs secrets.

Lui ne se passionnait pour aucun des partis, mais il éprouvait une adoration sans bornes pour la jeune fille. Dans son désir de se montrer digne de sa condescendance, il se targuait un peu de sa vigueur physique. Il n’avait rien d’autre à vanter en lui. Cette qualité le faisait traiter avec autant de déférence par ses camarades, au camp ou au combat, qu’un galon de sergent, expliquait-il.

— J’en aurais toujours trouvé autant que j’aurais voulu pour me suivre, Señorita. On aurait dû me nommer officier, puisque je sais lire et écrire.

Derrière lui, la vieille dame poussait, de temps en temps, un douloureux soupir ; le père grommelait des paroles insensées, en arpentant la sala, et Gaspar Ruiz levait parfois les yeux sur la fille des vieillards.

Il la regardait avec curiosité, parce qu’elle était vivante, et aussi avec ce sentiment de familiarité et de terreur qui s’attache, dans les églises, à la contemplation des statues puissantes et inertes de saints dont on invoque la protection dans les périls et les difficultés. Ses difficultés à lui étaient très grandes.

Il ne pouvait rester indéfiniment caché dans un verger. Il savait bien, d’ailleurs, qu’il n’aurait pu se risquer, plus d’une demi-journée, dans une direction quelconque, sans se faire arrêter par une des patrouilles de cavalerie qui battaient la campagne, et conduire dans l’un des camps où était réunie l’armée patriote destinée à la libération du pays. Il serait reconnu comme Gaspar Ruiz, déserteur, et sans doute fusillé pour de bon, cette fois. L’innocent Gaspar Ruiz n’avait plus de place dans le monde. Et à cette pensée, son âme simple s’abandonnait à une tristesse et à un ressentiment sombres comme la nuit.

On avait fait de lui un soldat par force ; il voulait