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de la Cordillère restèrent longtemps empourprés de lumière. Les soldats s’assirent pour fumer, avant de regagner le fort.

Le sergent se promenait parmi les morts, une épée en main. C’était un homme bienveillant, et il guettait le moindre mouvement ou le moindre spasme, avec l’intention clémente de plonger la pointe de sa lame dans le corps qui donnerait le plus léger signe de vie. Mais aucun des cadavres ne lui offrit l’occasion de réaliser son intention charitable. Pas un muscle ne bougeait, pas même un des muscles puissants de Gaspar Ruiz qui, inondé du sang de ses voisins, et faisant le mort, s’efforçait de paraître plus mort que les autres.

Il était allongé le visage contre terre. Le sergent le reconnut à sa stature, et étant lui-même un très petit homme, regarda avec envie et mépris cette force abattue. Il avait toujours détesté ce soldat-là. Poussé par une obscure animosité, il fit une longue estafilade au cou de Gaspar Ruiz avec la vague idée de s’assurer de la mort de l’hercule, comme si un physique puissant eût pu mieux résister aux balles. Car le sergent ne doutait pas que Gaspar Ruiz n’eût eu le corps traversé en maints endroits. Puis il délaissa sa funèbre besogne, pour s’éloigner bientôt avec ses hommes, et laissa les cadavres au soin des corbeaux et des vautours.

Gaspar Ruiz avait retenu un cri en sentant le sabre qui lui avait paru trancher son cou. Quand vint le soir, il rejeta les morts dont le poids l’écrasait et se traîna par la plaine, sur les pieds et les mains. Après avoir bu longuement, comme une bête blessée, dans un ruisseau boueux, il se releva, et titubant, la tête vide, partit au hasard comme un homme perdu sous les étoiles de la nuit claire. Une petite maison parut surgir du sol devant lui. Il tomba sur le seuil et frappa la porte du poing. On ne voyait pas la moindre lumière. Gaspar Ruiz aurait pu croire les habitants enfuis comme beaucoup