Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/288

Cette page n’a pas encore été corrigée

Bientôt, las de cette impression d’étouffement que l’on éprouve dans une foule, le Comte s’écarta de la musique. Une allée, très sombre par contraste, offrait, de façon tentante, ses promesses de solitude et de fraîcheur. Il s’y engagea, et s’avança jusqu’à ce que le bruit de l’orchestre ne lui parvînt plus que fort assourdi. Il revint alors sur ses pas, pour s’éloigner ensuite à nouveau. Il recommença plusieurs fois le même manège, avant de s’apercevoir qu’un des bancs était occupé.

C’était à mi-chemin entre deux réverbères, et il faisait assez sombre. Le vieillard vit pourtant que l’homme avait reculé sur une extrémité du banc. Les jambes allongées, il croisait les bras sur sa poitrine, et laissait tomber sa tête en avant. Il ne bougeait pas, comme s’il se fût endormi, mais lorsque le Comte passa devant lui, il avait changé d’attitude. Il se penchait en avant, les coudes aux genoux, et roulait une cigarette. Il ne leva pas les yeux.

Le promeneur tournait le dos à la foule. Il revint lentement. Je me le représente, goûtant pleinement, bien qu’avec sa placidité ordinaire, le parfum de cette nuit méridionale et les sons de la musique délicieusement adoucis par la distance.

Il allait, pour la troisième fois, passer devant l’homme toujours penché en avant, les coudes aux genoux, dans une attitude d’abattement. Dans la demi-obscurité de l’allée, son col haut et ses manchettes mettaient de petites taches de blancheur vive. Le comte le vit se lever brusquement, comme pour s’éloigner, puis tout à coup, sans presque qu’il s’en fût aperçu, l’homme se dressa devant lui et lui demanda, d’une voix sourde et douce, si le Signore voudrait avoir l’amabilité de lui donner un peu de feu.

Le Comte répondit par un « certainement » poli, et abaissa les mains pour explorer les deux poches de son pantalon et y chercher des allumettes.