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Non. Il resta coi, comme s’il avait retenu son souffle. Puis, se penchant un peu en avant, il me confia, avec un accent singulier d’embarras apeuré :

— La vérité, c’est que j’ai été la victime d’une très.., très... comment dire ?... d’une abominable aventure !

L’énergie d’une telle épithète avait de quoi surprendre chez ce raffiné aux sentiments policés et au vocabulaire châtié. Le mot « déplaisant » m’eût paru bien suffisant pour s’appliquer à la pire des épreuves que pût subir un homme de son espèce. Et une aventure, encore ! C’était incroyable. Mais la nature humaine aime à s’abandonner aux pires imaginations, et j’avoue que je le regardai à la dérobée, non sans me demander dans quel pétrin il avait pu se fourrer. Il me suffit d’un instant, cependant, pour chasser mes indignes soupçons. Il y avait, chez ce vieillard, une élégance de nature qui me fit repousser l’idée de toute histoire douteuse.

— C’est très sérieux, très sérieux, reprit-il, nerveusement. Je vous raconterai cela après dîner, si vous me le permettez.

J’exprimai mon acquiescement par une légère inclinaison, sans plus. Je voulais lui faire comprendre que je ne le croyais pas lié par cette promesse, s’il en jugeait autrement tout à l’heure. Nous parlâmes de choses et d’autres, avec une impression de malaise toute différente de nos anciens entretiens coulants et enjoués. Je vis trembler légèrement la main qui portait à sa bouche un morceau de pain, et ce symptôme me stupéfia, étant donné ce que je connaissais de l’homme.

Au fumoir, il n’usa pas de réticences. A peine avions-nous pris nos places accoutumées, qu’il se pencha sur le bras de son fauteuil, et me regarda fixement dans les yeux.

— Vous vous souvenez, commença-t-il, du jour de votre départ ? Je vous avais dit mon intention, d’aller, le soir, écouter la musique à la Villa Nationale.