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Le monde extérieur n’avait pas, à cette époque, d’existence réelle pour le général d’Hubert. Un soir pourtant, du sommet d’une crête qui commandait la vue sur les deux domaines, il distingua deux silhouettes dans le lointain de la route. La journée avait été divine. Le décor somptueux d’un ciel enflammé paraît d’un éclat doux les lignes sobres du paysage méridional. Rochers gris, champs bruns, lointains violets et onduleux s’harmonisaient en un lumineux accord, et exhalaient déjà les parfums du soir. Les deux silhouettes se détachaient en noir sur le ruban blanc de la route poussiéreuse, comme deux pantins de bois rigides. D’Hubert distingua les longues capotes militaires toutes droites, boutonnées jusqu’au menton, les chapeaux retroussés, les traits accusés et amaigris ; c’étaient de vieux soldats, de vieilles moustaches. Le plus âgé des deux portait un carré noir sur un œil ; le visage sec et dur de l’autre offrait une particularité bizarre et inquiétante qui, à plus ample examen, se révélait comme l’absence d’un morceau de nez. Levant la main d’un seul mouvement pour saluer le civil qui appuyait sur une grosse canne sa boiterie légère, ils s’enquirent de la maison où habitait le général baron d’Hubert, et de la meilleure façon de lui parler tranquillement.

— Vous vous trouverez peut-être assez tranquilles ici, répondit le général en regardant les vignes baignées de teintes de pourpre et dominées par les murs jaunes et gris d’un village niché sur une colline conique, où le clocher trapu d’une église affectait la silhouette d’un sommet rocheux. Vous pouvez donc me parler, et je vous prie, camarades, de le faire ouvertement, en toute confiance.

Ils reculèrent d’un pas, et levèrent à nouveau la main à leur chapeau, en un salut cérémonieux. Alors l’homme au nez gelé, parlant en leur nom à tous deux, fit observer que l’affaire était confidentielle et exigeait de la