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ne trouvait jamais le temps d’examiner avec un détachement suffisant les exigences altières de son orgueil. A vrai dire, il redoutait un peu cette sorte d’enquête intérieure qui l’avait conduit une ou deux fois à une crise de frénésie solitaire, et lui avait fait sentir qu’il aimait assez la jeune fille pour la tuer plutôt que de la perdre. Ces crises, fréquentes chez les hommes de quarante ans, le laissaient épuisé, brisé, repentant, un peu épouvanté aussi. Il trouvait heureusement une consolation puissante dans la pratique quiétiste de longues stations nocturnes à sa fenêtre ouverte, et de méditations sur le prodige de l’existence de sa fiancée, comme un croyant perdu dans la contemplation mystique de sa foi.

Il ne faudrait pas croire que toutes ces variations de son humeur intime se reflétassent à l’extérieur. D’Hubert n’éprouvait aucune peine à paraître tout épanoui de sourires. Et en fait, il était très heureux. Il obéissait aux règles établies des fiançailles, envoyait chaque matin des fleurs cueillies dans le jardin ou les serres de sa sœur, puis, un peu plus tard, s’en allait déjeuner avec sa fiancée, sa mère et son émigré d’oncle. On passait le milieu de la journée à l’ombre des arbres ou en lentes promenades. Une déférence vigilante, toute voisine d’une frémissante tendresse, caractérisait l’attitude du général, avec un tour enjoué destiné à masquer le trouble profond que causait à son être tout entier une inaccessible proximité. A la fin de l’après-midi, d’Hubert regagnait son logis entre les champs de vignes, certains jours affreusement malheureux, d’autres suprêmement heureux, le lendemain en proie à une tristesse pensive ; au moins éprouvait-il toujours une intensité particulière de vie, cette exaltation commune aux artistes, aux poètes et aux amoureux, aux hommes hantés par une grande passion, une noble pensée, ou la vision nouvelle de la beauté plastique.