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hauteur sévère. Ainsi armé, le général d’Hubert vaqua à ses affaires, éprouvant en secret ce bonheur particulier qui soulève les cœurs très amoureux. La charmante fille découverte par sa sœur était entrée en scène, et l’avait conquis, comme une jeune fille conquiert un homme de quarante ans, en se contentant de paraître. Ils devaient se marier dès que le général d’Hubert aurait obtenu sa nomination à un poste promis.

Un soir, à la terrasse du café Tortoni, d’Hubert apprit, par la conversation de deux étrangers assis à une table voisine, que le général Féraud, compris dans la fournée d’officiers supérieurs arrêtés après le second retour du roi, était en danger de passer devant la Commission spéciale. Comme la plupart des amoureux dans l’attente, d’Hubert passait tous ses moments perdus en avance d’un jour sur la réalité, et dans un état d’hallucination éthérée, et il ne fallait rien moins que le nom de son ancien adversaire lancé à voix haute, pour arracher le plus jeune des généraux de Napoléon à la contemplation mentale de sa fiancée. Il jeta les yeux autour de lui. Les étrangers portaient des effets civils. Maigres et hâlés, renversés sur leurs chaises, ils regardaient les gens avec une hauteur morose et méfiante, par-dessous leurs chapeaux tirés bas sur les yeux. Il n’était pas difficile de reconnaître en eux deux officiers de la Vieille Garde, démissionnaires par force. Comme la bravade ou l’insouciance leur faisait élever la voix, le général d’Hubert qui ne voyait pas de raison de changer de place, entendit toute leur conversation. Ils ne paraissaient pas être des amis personnels du général Féraud, et ne prononçaient son nom que parmi d’autres. Les tendres anticipations de bonheur domestique que le général d’Hubert paraît de grâces féminines, furent soudain traversées par le regret de son passé guerrier, de ce fracas d’armes prolongé et grisant, unique dans la grandeur de sa gloire et de ses désastres, œuvre prodigieuse