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le Nord. Il quitta sans regret le pays des mantilles et des oranges.

Les premières atteintes d’une calvitie qui n’était pas messéante, donnaient au front du colonel d’Hubert une ampleur nouvelle. Son visage n’était plus blanc et lisse comme au temps de sa jeunesse ; le regard ouvert et doux de ses yeux bleus s’était un peu durci, à percer la fumée des batailles. La toison d’ébène du colonel Féraud, rude et feutrée comme un casque de crin, était semée de nombreux fils d’argent près des tempes. Une guerre détestable d’embuscades et de surprises sans gloire n’avait pas amélioré son caractère. La courbure de son nez aquilin s’encadrait rudement de plis profonds qui descendaient de chaque côté de sa bouche. Des rides irradiaient autour de ses orbites ronds. Plus que jamais il évoquait l’image d’un oiseau irritable, aux yeux fixes, croisement de perroquet et de hibou. Il clamait toujours avec la même acrimonie sa haine pour « les intrigants » et se prévalait de toutes les occasions pour affirmer qu’il n’avait pas ramassé ses galons dans les antichambres des maréchaux. Les malavisés, civils ou militaires, qui, pour être aimables, demandaient où il avait ramassé la cicatrice très visible qui lui barrait le front, étaient surpris de s’entendre rabrouer de façons diverses, tantôt avec une simple grossièreté, tantôt sur un ton de mystère sardonique. Les jeunes officiers se laissaient conseiller par leurs anciens, mieux instruits, de ne pas regarder trop fixement la cicatrice du colonel. Il fallait, d’ailleurs, qu’un officier fût bien neuf dans le métier, pour ne pas connaître l’histoire légendaire de cette discorde, née d’une offense mystérieuse et impardonnable.