Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


III


— Oui, mes amis, disait-il à ses hôtes, qu’aurais-je pu faire ? Agé de dix-sept ans seulement, et sans la moindre connaissance du monde, je ne devais mon grade qu’au glorieux patriotisme de mon père, Dieu ait son âme ! J’éprouvais une affreuse humiliation, moins de la désobéissance de ce subordonné, qui, après tout, était responsable de ses prisonniers, que de ma propre terreur à l’idée d’aller moi-même demander la clef à l’adjudant. J’avais déjà subi ses rudes sarcasmes. Homme vulgaire, sans autre mérite qu’un farouche courage, il m’avait, dès le jour de mon arrivée au fort, témoigné mépris et aversion. Et il n’y avait pas quinze jours que j’avais rejoint le bataillon ! Je l’aurais provoqué, épée en main, sans ma terreur de sa brutalité moqueuse et de ses ricanements.

Je ne me souviens pas d’avoir, avant ou depuis ce jour, souffert pareille torture morale ! Mon tourment était si fort que j’aurais voulu voir le sergent tomber mort à mes pieds, et changés en cadavres les soldats qui me regardaient stupidement ; les malheureux mêmes à qui mes prières avaient valu un inutile sursis, j’aurais souhaité leur mort parce que je ne pouvais les regarder sans honte. Une odeur méphitique sortait du