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d’Hubert, le cœur du vieux soldat ressentit une compassion sincère. Toute sa tendresse pour son régiment — ce corps qu’il tenait dans sa main pour le lancer ou le ramener en arrière à son gré, qui exaltait son orgueil et résumait toutes ses pensées, — se concentra en un instant sur la personne de ce jeune subalterne si riche de promesses. Il s’éclaircit la gorge de façon menaçante et fronça des sourcils ténébreux :

— Vous comprenez, commença-t-il, que je me moque parfaitement de la vie du dernier de mes hommes. Je vous lancerais au galop dans un abîme de perdition, avec vos chevaux, les huit cent quarante-trois cavaliers que vous êtes, sans plus de remords que je n’en ai à tuer une mouche !

— Oui, mon colonel. Et vous nous montreriez le chemin, fit d’Hubert avec un pâle sourire.

Le colonel, qui sentait la nécessité de la diplomatie faillit éclater.

— Je veux vous faire comprendre, lieutenant d’Hubert, que je saurais, s’il le fallait, rester à l’écart et vous laisser tous tomber en enfer. Je suis homme à faire pareil sacrifice si le bien du service et mon devoir envers la patrie l’exigent. D’ailleurs, c’est chose inconcevable et ce n’est pas la peine d’en parler. Il roulait des yeux féroces, mais son accent s’adoucit. Vous avez encore une goutte de lait sur votre belle moustache, mon garçon. Vous ne savez pas ce dont un homme comme moi est capable. Je me cacherais derrière une meule de foin si... Ne ricanez pas comme cela, jeune homme. Vous osez ? S’il ne s’agissait pas d’une conversation d’homme à homme, je vous... Écoutez ! Je suis responsable des vies qui me sont confiées, et ne dois les consacrer qu’à la gloire de notre patrie, et à l’honneur du régiment. Comprenez-vous cela ? Eh bien, à quoi diable songez-vous, en vous laissant embrocher de la sorte par un lieutenant du 7e hussards? C’est une véritable honte.