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qu’elle finit par interdire toute allusion à l’histoire sous son toit. Près de son divan, on lui obéissait, mais dans le salon, à l’écart, on continuait à soulever plus ou moins le manteau d’un silence imposé. Un personnage à qui son long et pâle visage donnait un air ovin, opinait, en hochant la tête, qu’il s’agissait d’une affaire ancienne, envenimée par le temps. On lui objectait que la jeunesse des deux adversaires ne justifiait guère une telle théorie, et qu’ils sortaient, au surplus, de régions lointaines et bien différentes de la France. Un sous-intendant militaire, célibataire aimable et cultivé, en culotte de casimir, bottes à la Hessoise et tunique bleue brodée d’argent, qui affectait de croire à la transmigration des âmes, suggérait que les jeunes gens avaient pu se rencontrer dans une existence antérieure. Leur discorde datait d’un passé oublié. Elle pouvait rester parfaitement inconcevable dans l’état présent de leur être, mais leurs âmes qui se souvenaient de leur haine, manifestaient un antagonisme instinctif. A tout prendre, l’affaire était si absurde, tant du point de vue militaire et mondain que de celui de l’honorabilité et de la sagesse, que cette explication fantastique paraissait plus raison nable que toute autre.

Les deux officiers n’avaient fait à personne de confidences précises. L’humiliation d’avoir eu le dessous dans un combat singulier et le sentiment inquiet de s’être laissé attirer dans une mauvaise affaire par l’injustice du sort, imposaient au lieutenant Féraud un mutisme féroce. Il se méfiait de toutes les sympathies qui devaient aller naturellement au freluquet d’état-major. Il déversait ses imprécations dans le sein de la jolie soubrette qui le soignait avec dévouement et assistait avec terreur à ses affreux délires. Elle trouvait parfaitement juste que le lieutenant d’Hubert dût un jour « payer tout cela », mais sa préoccupation première restait que Féraud ne s’excitât pas trop. Il paraissait si