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voulut que dans cette posture, il fût ridiculement empêtré par la servante. Avec des cris d’horreur, elle l’assaillit par derrière, et l’empoigna aux cheveux pour lui tirer la tête. Il ne concevait pas la raison qui pouvait pousser la jeune fille à l’embarrasser à ce moment précis. Il n’essaya même pas de comprendre. Toute l’affaire n’était qu’un vilain et obsédant cauchemar. Deux fois, pour ne pas être renversé, il dut se lever et la repousser. Il le faisait stoïquement, sans un mot, pour s’agenouiller à nouveau et reprendre sa besogne aussitôt. Mais la troisième fois, le sang arrêté, il saisit la jeune fille et lui tint les mains collées au corps. La coiffe de travers, elle avait les joues écarlates, et ses yeux étincelaient de folle colère. D’Hubert la regarda doucement, pendant qu’elle le traitait de misérable, de traître et d’assassin. Ces accusations le troublaient moins que la conviction qu’elle lui avait abondamment griffé le visage. Le ridicule allait s’ajouter au scandale de l’affaire. Il entendait l’histoire passer, enjolivée de bouche en bouche, par toute la garnison ; elle gagnerait l’armée d’un bout à l’autre de la frontière, avec toutes les déformations possibles, de sentiments, de motifs et de circonstances, et finirait par jeter un doute jusque dans les cœurs de son honorable famille sur sa conduite et la distinction de ses goûts. C’était très bien pour cet imbécile de Féraud qui n’avait ni relations ni famille ; son courage faisait sa seule qualité et c’était là un don simplement naturel, apanage du dernier des cavaliers de toute la cavalerie française. Sans cesser de maintenir dans sa poigne les bras de la jeune fille, d’Hubert jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le lieutenant Féraud avait ouvert les yeux. Il ne bougeait pas. Comme un homme qui sort d’un profond sommeil, il regardait sans expression le ciel du soir.

Les appels véhéments que d’Hubert adressait au vieux jardinier restaient sans effets et ne lui faisaient même plus fermer sa bouche édentée. Le jeune homme se souvint