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le regard furieux de son robuste adversaire, ses yeux attentifs, rétrécis par des paupières aux longs cils. Cette absurde affaire allait compromettre sa réputation naissante de jeune officier raisonnable et bien élevé. Elle ruinerait en tout cas ses espoirs immédiats, et lui aliènerait les bonnes grâces du général. Ces préoccupations mondaines étaient évidemment déplacées en un moment aussi solennel. Le duel, qu’on le tienne pour une cérémonie du culte de l’honneur, ou qu’on le réduise, dans son essence morale, à une forme de jeu viril, réclame une parfaite unité d’intention, et une austérité homicide. Par ailleurs, ce souci aigu de son avenir n’eut pas un mauvais effet sur le lieutenant d’Hubert, en ce qu’il commença d’exciter sa colère. Quelque soixante-dix secondes s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient croisé le fer, et d’Hubert dut rompre une fois de plus pour ne pas transpercer son téméraire adversaire, comme un scarabée dans une boîte de naturaliste. Sur quoi, se méprenant à son motif, Féraud redoubla ses attaques avec un ricanement de triomphe.

— Cet enragé-là va m’acculer au mur, se disait d’Hubert. Il se croyait bien plus près de la maison qu’il n’en était en réalité et n’osait pas tourner la tête ; il lui semblait tenir son adversaire en respect avec ses yeux mieux qu’avec sa pointe. Féraud se tassait et bondissait avec une agilité féroce de tigre bien faite pour troubler le cœur le mieux accroché. Et ce qu’il y avait dans son attitude de plus effroyable que l’élan de la bête sauvage, qui accomplit dans l’innocence de son cœur une fonction naturelle, c’était cette frénésie de froide férocité dont l’homme est seul susceptible. Au milieu de ses préoccupations mondaines, d’Hubert s’en avisa tout à coup. Il s’était laissé attirer dans une affaire absurde et préjudiciable, car quelles que fussent à l’origine les intentions stupides de son antagoniste, il était évident maintenant qu’il voulait tuer, sans plus. Il