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la barque en remorque. C’était un équipage de nègres, avec un capitaine mulâtre qui savait seul quelques mots de français. Je ne pus découvrir où ils allaient ni qui ils étaient. Ils me donnaient à manger tous les jours, mais je n’aimais pas leur façon de parler de moi dans leur langue. Peut-être complotaient-ils de me flanquer par-dessus bord pour pouvoir garder le canot. Comment le saurais-je ? En passant devant cette île, je demandai si elle était habitée. Je compris, à ce que me dit le mulâtre, qu’elle contenait une maison. Une ferme, voulait-il dire, sans doute. Alors je le priai de me débarquer sur la grève, et de garder le canot pour sa peine. C’était sans doute ce qu’il demandait. Vous savez le reste.

Ce récit achevé, l’homme perdit brusquement tout empire sur lui-même. Il se mit à arpenter fiévreusement le hangar, et finit par courir. Il agitait ses bras comme des ailes de moulin, et ses exclamations, qui tenaient du délire, ramenaient cette protestation en incessant refrain : — Je ne nie rien… rien… Je ne pouvais que le regarder et, assis à l’écart, je me contentai de répéter de temps en temps : — Calmez-vous.. : Calmez-vous !… jusqu’à ce que son agitation cédât.

Je dois avouer que je demeurai longtemps près de lui, longtemps encore après qu’il se fût glissé sous sa moustiquaire. Il m’avait supplié de ne pas le quitter ; alors, comme on veille un enfant nerveux, je me tins près de lui, au nom de l’humanité, jusqu’à ce qu’il dormît.

Somme toute, j’ai l’impression qu’il était beaucoup plus anarchiste qu’il ne le croyait ou ne l’avouait lui-même. Et mis à part les traits particuliers de son histoire, il ressemblait fort à bien d’autres anarchistes. Cœur chaud et tête faible, c’est le mot de l’énigme ; et il est bien certain que les plus amères contradictions et les plus sanglants conflits du monde naissent dans l’âme de tout être, capable de sentiment et de passion.