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plaine, suivi d’une escorte de cavaliers à demi sauvages qui l’appelaient Don Enrique et ne se faisaient pas une idée bien nette de la Compagnie B. 0. S. Ltd qui payait leurs gages. C’était un excellent directeur, bien que je ne m’explique pas pourquoi il s’obstinait, quand nous nous retrouvions aux repas, à me donner de grandes tapes dans le dos, en me demandant avec des accents de bruyante dérision : — Comment marche votre sacrée chasse aujourd’hui ? Les papillons vont fort ? ha ! ha ! ha ! Surtout qu’il me comptait au prix de deux dollars par jour l’hospitalité de la B. 0. S. Co Ltd, au capital de 1.500.000 livres sterling entièrement versé, dont le bilan pour cette année-là doit sans doute faire état de ces sommes. — Je ne crois pas, en toute justice pour la Compagnie, pouvoir vous demander moins, m’avait-il expliqué avec une gravité extrême, en débattant avec moi les conditions de mon séjour dans l’île.

Ces bouffonneries auraient été assez inoffensives, s’il n’y avait toujours quelque chose de détestable dans une intimité qui ne comporte aucun sentiment amical. Et puis ses plaisanteries n’étaient pas des plus amusantes : elles consistaient en une répétition lassante et soulignée d’éclats de rire des épithètes descriptives appliquées à ses victimes : — Terrible tueur de papillons ! Ha ! ha ! ha ! Voilà un échantillon de cet esprit que le directeur prisait si fort. C’est dans une disposition d’humeur aussi exquise qu’il attira mon attention sur le mécanicien du vapeur, un jour que nous arpentions le sentier qui longe la baie.

La tête et les épaules de l’homme émergeaient au-dessus du pont, où gisaient divers outils et quelques pièces de mécanique. Il faisait une réparation aux machines. Au bruit de nos pas, il leva avec inquiétude un visage sale, au menton pointu et à la petite moustache blonde. Ce que je distinguai de ses traits délicats sous les zébrures noires, m’apparut livide et épuisé, dans