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— « Une pareille proposition est toute à ton honneur, et ces Messieurs sont bien aimables de t’offrir ce poste, dit-il. Et tu vois que Charles va faire aussi le voyage sur ce bateau-là, comme premier lieutenant. »

Il y avait, au verso de la lettre, un post-scriptum, de la main même de M. Apse, que je n’avais pas aperçu. Charles, c’était mon grand frère.

— « Je n’aime pas beaucoup avoir mes deux fils à la fois sur le même bateau, reprit mon père, de son ton solennel et décidé. Et je t’assure que je n’hésiterais pas à écrire à M. Apse dans ce sens. »

Mon vieux Papa ! Quel brave père ! Mais qu’aurais-je pu faire ? La seule perspective de remettre les pieds sur cette brute, et comme officier encore ! de me faire tarabuster, éreinter, et de passer nuits et jours sur le qui-vive, suffisait à me rendre malade ; mais ce n’était pas un de ces navires dont on ose faire fi, et l’on n’aurait pu invoquer la plus valable des excuses, sans offenser mortellement MM. Apse et Fils. La maison et toute la famille, je crois, jusqu’aux tantes, vieilles filles du Lancashire, souffraient d’une susceptibilité terrible pour tout ce qui touchait à ce maudit navire. C’était un de ces cas où il faut répondre « Présent ! » jusque sur son lit de mort, si l’on ne veut pas mourir en disgrâce. Et c’est précisément ce que je répondis, par dépêche, pour en finir plus vite.

L’idée d’embarquer avec mon grand frère me consolait pourtant fort, tout en me causant aussi une sorte d’inquiétude. Du plus loin que je me reporte à mes souvenirs d’enfance, il avait été gentil pour moi, et je le tenais pour le plus chic type du monde. À juste titre d’ailleurs. Jamais bateau de commerce n’eut meilleur officier. C’était un beau garçon, fort, droit, tout hâlé de soleil, avec des cheveux bruns ondulés, et un œil d’aigle. Magnifique, je vous dis. Il y avait des années que nous ne nous étions vus, et cette fois-ci, bien qu’en Angleterre