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et concentré, d’amour mené au bord d’une tombe. Sans doute éprouvait-elle le besoin de donner un nouveau piment à ses lubies de révolte contre la société et ses lois, en se croyant amoureuse d’un anarchiste. Et celui-là, je le répète, était extrêmement présentable, malgré sa mine d’anarchiste au front d’airain. Il me suffit de hasarder quelques coups d’œil furtifs dans leur direction pour me convaincre qu’il prenait les choses au sérieux. Quant à la dame, ses gestes étaient inimitables et plus beaux que nature, avec tout ce qu’ils impliquaient de dignité, de tendresse, de condescendance, de fascination, d’abandon et de réserve. Elle interprétait avec un art consommé, un rôle d’amoureuse dans une liaison de cette espèce. Et jusque-là, elle devait, elle aussi, prendre les choses au sérieux. Des gestes… mais des gestes si parfaits !

Resté seul avec la belle anarchiste, je lui fis prudemment part de l’objet de ma, visite, en lui soufflant un mot de mes soupçons. Je voulais savoir ce qu’elle allait dire, et m’attendais un peu à une révélation peut-être inconsciente de sa part. Mais elle se contenta de murmurer : « C’est grave ! » avec une mine délicieusement, sérieuse et appliquée. Seulement il y avait dans ses yeux une lueur qui voulait dire : « Que c’est amusant ! » Somme toute, elle ne connaissait pas grand’chose, et ne savait guère que dire. Elle se chargea pourtant de me mettre en rapports avec Horne, qui n’était pas facile à dénicher en dehors d’Hennione Street, où je ne me souciais pas trop de me montrer, à ce moment-là.

Je vis Horne, en qui je trouvai une espèce toute différente de fanatique. Je lui exposai la conclusion à laquelle nous étions arrivés à Bruxelles, et lui fis remarquer la série significative de nos échecs. À quoi, il répondit avec une exaltation intempestive :

— « J’ai une affaire toute prête, pour semer la terreur dans le cœur de ces brutes gorgées. »