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soit longtemps… » Qu’est-ce que vous avez à vous indigner ? Est-ce que je vous demande de voler la veuve et l’orphelin ? Eh ! mon cher, le Lloyd est une corporation, cela ne fera mourir personne de faim. Ils sont au moins quarante qui ont assuré votre stupide navire. Personne n’en sera affamé ni refroidi pour cela. Ils prennent tous les risques en considération. Tous, je vous dis… »

Un entretien de ce genre ! hum !

George, trop déconcerté pour pouvoir parler, murmure seulement en agitant les bras. C’est si soudain, vous comprenez. L’autre, tout en se chauffant le dos au feu, continue. L’affaire de pâte de bois à deux doigts de la faillite. Le commerce des fruits conservés au bout de son rouleau… « Vous avez peur, dit-il, mais la loi n’est faite que pour faire peur aux imbéciles… » Et il lui explique comment on pourrait couler le navire en toute sécurité au loin. Des primes payées depuis tant, tant d’années. Ça n’éveillerait pas le moindre soupçon. Et puis, zut, après tout. Il faut bien qu’un navire finisse un jour ou l’autre.

— Je n’ai pas peur, dit George Dunbar, je suis indigné.

Cloete bouillait de rage au fond de lui-même. La chance de toute sa vie, sa chance. Et il reprit doucement : « Votre femme sera beaucoup plus indignée encore quand vous lui demanderez de quitter votre jolie maison et de vous entasser dans deux pièces sur une cour, avec les enfants aussi peut-être… »

George n’avait pas d’enfants. Marié depuis deux ans environ. Il souhaitait vivement un enfant ou deux. Il se sent plus déconcerté que jamais. Il parle de leur garder un honnête homme pour père, et ainsi de suite. Cloete grimace : « Hâtez-vous avant qu’ils n’arrivent et ils auront un père riche, et personne ne s’en portera plus mal. C’est le bon de la chose. »

George se met presque à pleurer. Je crois bien qu’il pleurait à ses moments perdus. Des semaines se passèrent. Impossible de se fâcher avec Cloete. Il ne pouvait le rembourser de ses quelques milliers de francs : et puis, il était habitué à l’avoir avec lui. C’était un faible, ce George, Cloete était généreux d’ailleurs… « Ne vous occupez pas de ma petite somme. Naturellement, elle sera perdue quand vous serez obligé de fermer boutique ; mais tant pis », dit-il… Et puis il y avait la jeune femme de George. Quand Cloete dînait chez eux, l’animal se mettait en tenue de soirée, la petite femme aimait cela… « M. Cloete, l’associé de mon mari : un homme si intelligent, un homme du monde, et si amusant… » Quand il dîne chez eux, et qu’ils sont seuls : « Oh,