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États-Unis, un navire à passagers. Il me demanda si je connaissais un petit hôtel dans les environs. Il avait besoin d’être tranquille et avait à faire par là pendant quelques jours. Je l’ai conduit à un hôtel, chez des amis à moi… Une autre fois, dans la Cité. « Eh ! là-bas ! Vous êtes bien obligeant : venez donc prendre un verre. » Il se mit à me parler énormément de lui, et de ses années aux États-Unis. Toutes sortes d’affaires un peu partout, là-bas. Avec des marchands de spécialités pharmaceutiques aussi. Des voyages ! Il rédigeait des annonces et tout ce qui s’ensuit. Il me raconte des histoires drôles. Un type bien planté, dégingandé. Des cheveux noirs dressés sur la tête, comme une brosse, une figure longue, de longs bras, de longues jambes, un lorgnon miroitant, une amusante façon de parler à voix basse… Vous voyez cela d’ici ?

J’acquiesçai, mais du diable s’il y prenait garde.

— Je n’ai jamais autant ri de ma vie. Ce bougre-là vous aurait fait rire en vous racontant, comment il avait écorché son propre père. Il en était capable d’ailleurs. Un homme qui a été dans le commerce des spécialités pharmaceutiques doit être prêt à tout, depuis pile ou face jusqu’au crime avec préméditation. Voilà un bout de vérité pour vous, en passant. Ils se moquent de tout, ils croient qu’ils peuvent tout faire disparaître et se disculper de tout… Le monde entier est leur proie… Un homme d’affaires, en outre, ce Cloete. Il vous revint avec quelques centaines de livres, cherchant quelque chose à faire, d’un genre tranquille. « Rien ne vaut le vieux pays, somme toute », me dit-il… Et nous nous quittons là-dessus, moi m’étant flanqué plus de verres qu’à mon habitude.

Au bout de quelque temps, six mois, peut-être, à peu près, je me cogne sur lui dans le bureau de M. George Dunbar. Oui, le bureau en question. C’était assez rare que je… Mais il y avait une partie d’un chargement à lui dans un bateau, au dock, à propos duquel il me fallait causer avec M. George. Et voilà que je vois Cloete qui sort de la pièce du fond, des papiers à la main… Associé. Vous comprenez ?

— Ah, oui, dis-je, les quelques centaines de livres.

— Et aussi sa langue, grommela-t-il. N’oubliez pas cette langue-là. Quelques-unes de ses histoires ont dû éclairer un peu George Dunbar sur la compréhension des affaires.

— Un garçon persuasif, suggérai-je.

— Hum ! Vous arrangerez cela à votre façon. Bon ! Associé. George Dunbar met son chapeau haute-forme et me prie d’attendre un moment.