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milieu, ses opinions, ses conceptions morales, ses amis et même sa femme, lorsqu’à ma grande surprise, d’une voix sourde et marmonnante, il entama la conversation.

Je dois dire que depuis qu’on lui avait raconté que j’écrivais des histoires, il s’était mis le matin à accueillir ma présence avec une sorte de vague grognement.

Il était naturellement taciturne. Il y avait comme une sorte de grossièreté dans ses phrases hachées. Il me fallut quelque temps pour découvrir que ce qu’il voulait savoir était la façon dont on s’y prend pour publier des contes dans les revues.

Que dire à un homme de ce genre ? Mais je m’ennuyais à périr : le temps persistait à se montrer impraticable, et je résolus de me montrer aimable.

— Alors vous fabriquez ces histoires-là vous-même. Comment diable ça vous vient-il dans la tête ? grommela-t-il. Je lui expliquai que, d’habitude, on avait une suggestion pour écrire un conte.

— Qu’est-ce que c’est que cela.

— Eh bien, par exemple, lui dis-je, je me suis fait promener en barque l’autre jour, au delà des rochers. Le marinier m’a parlé d’un naufrage sur ces mêmes roches, il y a environ vingt ans. Cela peut servir de canevas pour un bout d’histoire, une description principalement, avec un titre comme Dans la Manche, par exemple.

Ce fut alors qu’il s’en prit aux mariniers, et aux touristes qui écoutent leurs histoires. Sans qu’un seul muscle de son visage bougeât, il lança vigoureusement le mot : « Idiotie », sorti des profondeurs de sa poitrine, et reprit son marmonnement rauque et entrecoupé. « … regardent ces stupides rochers, hochent leurs stupides têtes (les touristes, je présume). Qu’est-ce qu’ils pensent donc que c’est, un homme, un sac de papier rempli de vent ou quoi ? qui crève comme cela quand on tape dessus. Fichue bête d’histoire ! Belle suggestion, oui… un mensonge ! »

Il faut se représenter ce forban sculptural auréolé du feutre noir de son chapeau, vous sortant tout cela comme un vieux chien qui grogne de temps à autre, et avec la tête droite et les yeux fixes.

— Après tout, m’écriai-je, même si c’est faux, c’est tout de même une suggestion qui me permet de voir ces rochers, cette tempête dont ils parlent, le lourd déferlement des flots, etc., etc., dans leurs rapports