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qu’elle pourrait du vieillard, mais il était si mal qu’elle dut rester en bas, tandis que la femme du moribond était montée près de lui ; celle-ci redescendit avec les détails que je viens de vous dire. Il était dans un état qui ne permettait pas de lui poser d’autres questions ; d’ailleurs il passa dans la nuit et ne laissa rien derrière lui qui pût mettre sur une trace quelconque.

Notre ami Willie me laissa entendre qu’il y avait eu des jours orageux dans la maison du professeur. Enfin les voilà ici. Il me semble que Miss Moorsom n’est pas de l’espèce des jeunes filles que l’on peut laisser galoper en liberté à travers le monde. C’est égal, je trouve cela plutôt « chic » de sa part mais je comprends que le professeur ait eu besoin de toute sa philosophie dans la circonstance. C’est maintenant son unique enfant, et brillante, Dieu sait combien. Willie en bredouillait, positivement, quand il a voulu me la décrire, et j’ai vu, dès votre entrée, qu’elle vous avait fait aussi une impression peu ordinaire.

Renouard, d’un geste irrité, rabattit son chapeau sur ses yeux. Le journaliste ajouta qu’assurément ni Renouard ni Willie n’avaient été habitués de rencontrer des jeunes filles d’une aussi remarquable supériorité. Quand Willie avait été à Londres autrefois faire son apprentissage, il n’avait guère fréquenté qu’un monde de pensions de famille ; cela se voyait, du reste. Quant à lui-même dans les beaux jours où il marchait sur le glorieux pavé de Fleet-street il n’avait pas de relations et ne se souciait pas d’en avoir avec le grand monde. À cette époque rien ne l’intéressait que la politique parlementaires et les discours de la Chambre des Communes.

Le journaliste fit à ce passé récent l’honneur d’un sourire attendri, tout chargé de souvenirs, et revint à son idée que, pour une jeune fille du monde, elle avait eu un beau geste. Cependant le professeur pouvait ne pas en être ravi. Car enfin ce garçon, tout blanc comme linge qu’il fût, n’en était pas moins complètement dénué des biens de ce monde. Et il y a des malchances, si imméritées qu’elles soient, qui vous gâchent la carrière d’un homme à tout jamais. Cependant il était difficile d’opposer un refus catégorique à un aussi noble élan, sans parler du grand amour qui était à la base. Ah ! l’Amour ! Et puis la jeune fille était de taille à partir seule : elle en avait l’âge, le courage, l’argent nécessaire. Moorsom avait dû conclure qu’il était vraiment plus paternel, plus prudent aussi et plus sûr, à tous égards, de se laisser entraîner dans cette chasse. La tante les accompagna pour les mêmes raisons, et l’on donna comme prétexte un banal voyage autour du monde.