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il devint obstinément fixe, dans la direction de la porte que les curieux assiégeaient. Au premier rang, juste dans la porte, s’était posté le petit homme au grand manteau et au chapeau jaune. C’était une sorte de personnage en miniature, un simple « homunculus ». Byrne nous le décrit dans son attitude à la fois ridicule, mystérieuse et décidée, un pan de son manteau cavalièrement jeté sur son épaule gauche, et lui cachant le menton et la bouche ; cependant que le chapeau jaune à larges bords était mis de côté sur sa petite tête carrée. Il se tenait là prenant une prise, coup sur coup.

« Un mulet », répéta l’aubergiste, l’œil fixé sur cette figure étrange et barbouillée de tabac… Non, señor officier, il n’y a vraiment pas moyen d’avoir un mulet dans ce pauvre village. »

Le patron du canot qui, au milieu de ce bizarre entourage, gardait le véritable air d’insouciance du marin, intervint tranquillement :

« Si votre honneur m’en croit, mes deux jambes auraient mieux fait l’affaire et j’aurais laissé la bête quelque part, n’importe où, puisque le capitaine m a dit que la moitié de la route suivait un sentier bon seulement pour les chèvres. »

L’homme en miniature fit un pas en avant et parlant à travers les plis du manteau qui semblaient recéler une intention sarcastique :

« Si, señor. On est trop honnête dans le village pour posséder un mulet qui puisse servir à votre entreprise. Je puis en jurer. Par ce temps-ci il n’y a que des filous ou des malins pour avoir des mulets ou autres bêtes à quatre pattes et trouver moyen de les nourrir. Mais ce dont cet excellent marin a besoin c’est d’un guide ; et voici, señor, mon beau-frère Bernardino, aubergiste et alcade de ce village hospitalier et très chrétien, qui vous en trouvera un. »

C’était, comme le dit Mr Byrne, dans sa relation, la seule chose à faire. Après avoir échangé quelques paroles, on vit paraître un jeune garçon avec une veste déguenillée et une culotte en peau de chèvres. L’officier anglais paya à boire à tout le village et pendant que les paysans buvaient, il partit en compagnie de Cuba Tom, sous la conduite du guide. Le petit homme au manteau avait disparu.

Byrne accompagna le patron du canot jusqu’au delà du village. Il tenait à le voir sur le bon chemin, et il l’aurait même accompagné plus loin si le marin ne lui avait fait respectueusement observer qu’il valait mieux qu’il retournât, afin de ne pas obliger la corvette à se tenir trop longtemps près du rivage, un matin où le temps ne s’annonçait