Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
au soir de la pensée

ments par des supplices de ce monde et de l’autre. L’homme des disciplines d’expérience y oppose sa recherche pragmatique du monde, et, dans l’incertitude du choix, nous avons les flottements de la foule qui attend elle ne sait quoi.

Nous créer des joies d’ignorance, ou puiser, dans l’acceptation des contacts élémentaires, une virilité d’énergie qui nous emporte à des mouvements de vie supérieure, c’est le point où la décision vient s’offrir d’une volonté capable de s’imposer. Le grand vol de l’idée, ou la pâle sujétion des faiblesses humaines, dans l’attente d’une récompense éternelle qui ne se peut pas même exprimer ?

Au cours de sa grande bataille contre les Olympiens, le symbolique Antée reprenait des forces en retrouvant le contact de la Terre, sa mère. Ainsi nous échoit-il, si nous voulons vraiment vivre dans la splendeur du poème de notre humanité. Le poème a varié. Il a eu, il a, il aura ses évolutions. Son premier effort n’allait pas au delà de la réalisation d’un « jardin » — je n’ose dire d’un potager. À Péradénya, près de Kandy, comme au Buitenzorg de Java[1], j’ai vu les prodiges asiatiques d’un essai de réalisation terrestre de l’antique Paradis, « jardin de l’Éternel ». Toutes les surprises de la flore (avec le serpent sous les fleurs)[2] pour des accumulations d’étonnements, achevés d’une sensation d’impuissance humaine au contact du rêve de ses grandeurs mystiques aussitôt déçues que réalisées. Sans aucun artifice, la touffe sauvage de verdure, l’arbre improvisé de la jungle se trouvent plus naturellement propres à l’évocation des puissances élémentaires que toutes nos contorsions métaphysiques d’inter-

  1. Sans souci. Le mot montre assez la préoccupation profonde d’un affranchissement des maux de la terre.
  2. L’excellent directeur du Péradénya me montrait un serpent de belle taille qui sortait doucement de l’eau pour se couler sans hâte jusqu’au bosquet prochain.

    — Est-il mauvais, demandai-je.

    — Il n’est pas des plus mauvais, mais il n’est pas des meilleurs.

    — Et vous le laissez aller ?

    — Jamais nous ne touchons à cette famille. Ils le savent, et nous laissent en paix. Les fourrés où nous venons de passer en sont peuplés. Ils ne nous ont rien dit. Nous sommes amis.

    La vérité est que l’Indien qui, doctrinalement, ne doit point donner la mort, a conservé, des antiques légendes, un respect religieux du serpent, et je ne suis pas éloigné de croire que la venimeuse bête n’est pas insensible aux innombrables témoignages qu’elle a reçus de ce sentiment.