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AU SOIR DE LA PENSÉE

Pour bien marquer que tous les Dieux se valent, le grand Averroès avait été conduit à la porte de la mosquée de Cordoue où chacun des fidèles, tour à tour, avant de prendre part à la prière, avait eu soin de lui cracher consciencieusement au visage. Après quoi, il lui fut demandé s’il se repentait d’avoir enseigné de fausses doctrines, et sa réponse fut qu’il se repentait. Il n’y a que les persécuteurs qui ne se sont jamais repentis. En Abyssinie, un de mes amis a vu lapider un vieux philosophe pour avoir dit : « je sais pourquoi le monde va mal. C’est que le bon Dieu s’est endormi[1]. »

Le roi d’Espagne, Philippe V (frère de notre duc de Bourgogne), déclarait blâmer les courses de taureaux par humanité, mais sans réprobation pour les autodafés. Dans l’acte d’abdication adressé à son fils Louis Ier, le même Philippe V écrivait : « Protégez et soutenez toujours le tribunal de l’Inquisition qu’on peut appeler le rempart de la foi. » Au carnaval de Madrid, en 1724, Stalpart, annonçant qu’il y avait eu des mascarades épicées d’un autodafé, écrivait : « Il y eut une fête en ville, bien réjouissante pour le peuple de Madrid, et je ne sais rien qui l’égale, pour le génie de la nation, qu’une course de taureaux. Ce fut une exécution de juifs. On en brûla un vif, deux après les avoir étranglés à la vue du bûcher, parce qu’ils se convertirent ou le feignirent, et les effigies de six autres morts dans les prisons de l’Inquisition, et aujourd’hui on en a fouetté quatre par les rues de Madrid, au grand contentement du public. Cette cérémonie se fait avec beaucoup de pompe et de joie[2]. »

On connaît les horreurs qui ont suivi la révocation de l’Édit de Nantes : pillage des biens, violences contre les personnes, enfants arrachés à leur famille pour une conversion forcée, etc. Quand la sauvagerie commença de se lasser, Mme  de Maintenon tint bon jusqu’au bout pour l’enlèvement des enfants.

J’extrais le passage suivant d’un rapport de Villars, témoin de l’exécution d’une troupe de protestants des Cévennes :

« Maillé était un beau jeune homme d’un esprit au-dessus

  1. Dans la lapidation, c’est le peuple ingénu qui se fait son propre bourreau, sans les vaines formalités des jugements de « civilisation ». Un notable avantage sur le commun de nos hypocrisies.
  2. Comte DE PIMODAN, Louise-Élisabeth d’Orléans, p. 71.