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DES VRAIS BIENS ET DES VRAIS MAUX, LIV. I.

développés d’une manière différente, pourquoi les Latins ne liraient-ils pas leurs écrivains ?

III. Toutefois, si je me bornais à traduire Platon ou Aristote, comme nos poètes traduisent le théâtre grec, ce serait rendre, sans doute, un mauvais service à mes concitoyens que de leur faire connaître ces divins génies ! Mais c’est ce que je n’ai point encore fait, et je ne crois nullement qu’il me soit interdit de le faire ; aussi lorsque l’occasion se présentera de traduire quelques passages, surtout des deux grands hommes que je viens de nommer, je me sens fort disposé à suivre l’exemple d’Ennius qui traduit souvent Homère, et d’Afranius qui reproduit Ménandre. Du reste, je n’appréhenderais point, comme notre Lucilius, d’écrire pour tout le monde. Eh ! que ne puis-je avoir pour lecteurs Persius et plutôt encore Scipion et Rutilius dont il craignait tant le jugement, qu’il disait que ce n’était que pour les Tarentins, pour ceux de Consente et pour les Siciliens qu’il écrivait. C’est là une de ses nombreuses plaisanteries, mais, à la vérité, il n’y avait pas alors beaucoup de savants personnages, de l’approbation desquels il dût se mettre fort en peine ; et dans tous ses écrits, d’un genre fort léger, on trouve de la politesse et de l’agrément, mais peu de savoir. Pour moi, quel lecteur aurais-je à redouter, puisque c’est à vous, qui ne le cédez pas même aux Grecs, que j’ose adresser mon ouvrage ? Il est vrai que vous m’y avez en quelque sorte provoqué par votre livre de la Vertu, dont l’envoi m’a été si délicieusement agréable. Mais ce qui fait, je pense, que certaines personnes ont si peu de goût pour les lettres latines, c’est qu’elles seront tombées sur quelques méchants livres, déjà mauvais en grec, et pitoyables en latin. Si cela est, je suis de leur avis, pourvu qu’elles reconnaissent que de tels ouvrages ne méritent pas même en grec l’honneur d’être lus. Mais si l’on exprime de bonnes idées en termes choisis, avec goût et dignité, qui pourrait dédaigner cette lecture, à moins de vouloir passer tout à fait pour Grec, comme cet Albucius, que le préteur Scévola salua en grec à Athènes ! C’est un endroit que Lucilius a traité avec beaucoup d’élégance et de sel, en faisant dire à Scévola : « Vous avez préféré, Albucius, d’être appelé Grec, que Romain et Sabin, compatriote de Pontius, de Tritannus, centurions, hommes célèbres, les premiers de la cité, et dont la main a porté les aigles. Un préteur de Rome vous salue donc en grec à Athènes, lorsque vous l’abordez ; Καῖρε, Titus ! Les licteurs, toute la compagnie, la cohorte entière répètent en chœur : Καῖρε, Titus ! C’est de là que date la haine d’Albucius contre moi. »

Mucius avait bien raison, et je ne saurais assez m’étonner de voir l’insolent dédain de certaines gens pour tout ce qui est romain. Ce n’est pas ici le lieu de traiter un pareil sujet ; mais j’ai toujours cru, et je m’en suis souvent expliqué, que non-seulement notre langue n’est point pauvre, comme on le croit vulgairement, mais qu’elle est même plus riche que la langue grecque. Car, a-t-on jamais vu, pour ne pas citer mon propre exemple, nos bons orateurs et nos bons poëtes, dès qu’ils eurent un vrai modèle, manquer de termes pour exprimer leurs idées ou donner des grâces à leur langage ?

IV. Pour moi, qui au milieu des labeurs, des soucis et des périls du forum, crois n’avoir jamais abandonné le poste que le peuple romain