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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Survivre aux gouvernements, rester quand un pouvoir s’en va, se déclarer en permanence, se vanter de n’appartenir qu’au pays, d’être l’homme des choses et non l’homme des individus, c’est la fatuité de l’égoïsme mal à l’aise, qui s’efforce de cacher son peu d’élévation sous la hauteur des paroles. On compte aujourd’hui beaucoup de caractères de cette équanimité, beaucoup de ces citoyens du sol : toutefois, pour qu’il y ait de la grandeur à vieillir comme l’ermite dans les ruines du Colisée, il les faut garder avec une croix ; M. de Talleyrand avait foulé la sienne aux pieds.

Notre espèce se divise en deux parts inégales : les hommes de la mort et aimés d’elle, troupeau choisi qui renaît ; les hommes de la vie et oubliés d’elle, multitude de néant qui ne renaît plus. L’existence temporaire de ces derniers consiste dans le nom, le crédit, la place, la fortune ; leur bruit, leur autorité, leur puissance s’évanouissent avec leur personne : clos leur salon et leur cercueil, close est leur destinée. Ainsi en est arrivé à M. de Talleyrand ; sa momie avant de descendre dans sa crypte, a été exposée un moment à Londres[1], comme représentant de la royauté-cadavre qui nous régit.

M. de Talleyrand a trahi tous les gouvernements, et, je le répète, il n’en a élevé ni renversé aucun. Il n’avait point de supériorité réelle, dans l’acception sincère de ces deux mots. Un fretin de prospérités banales, si communes dans la vie aristocratique, ne conduit pas à deux pieds au delà de la fosse. Le mal

  1. Après la Révolution de Juillet, Talleyrand accepta du nouveau gouvernement l’ambassade de Londres (septembre 1830) ; il demanda son rappel le 13 novembre 1834.