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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Mon gîte fait face à l’occident. Le soir, la cime des arbres éclairés par derrière grave sa silhouette noire et dentelée sur l’horizon. Ma jeunesse revient à cette heure ; elle ressuscite ces jours écoulés que le temps a réduits à l’insubstance des fantômes. Quand les constellations percent leur voûte bleue, je me souviens de ce firmament splendide que j’admirais du giron des forêts américaines, ou du sein de l’Océan. La nuit est plus favorable que le jour aux réminiscences du voyageur ; elle lui cache les paysages qui lui rappelleraient les lieux qu’il habite ; elle ne lui laisse voir que les astres, d’un aspect semblable, sous les différentes latitudes du même hémisphère. Alors il reconnaît ces étoiles qu’il regardait de tel pays, à telle époque ; les pensées qu’il eut, les sentiments qu’il éprouva dans les diverses parties de la terre, remontent et s’attachent au même point du ciel.

Nous n’entendons parler du monde à l’Infirmerie qu’aux deux quêtes publiques et un peu le dimanche : ces jours-là, notre hospice est changé en une espèce de paroisse. La sœur supérieure prétend que de belles dames viennent à la messe dans l’espérance de me voir ; économe industrieuse, elle met à contribution leur curiosité : en leur promettant de me montrer, elle les attire dans le laboratoire ; une fois prises au trébuchet, elle leur cède, bon gré, mal gré, pour de l’argent, des drogues en sucre. Elle me fait servir à la vente du chocolat fabriqué au profit de ses malades, comme La Martinière m’associait au débit de l’eau de groseilles qu’il avalait au succès de ses amours. La sainte femme dérobe aussi des trognons de plume dans l’encrier de madame de Chateaubriand ; elle les négocie