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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

rut singulière ; mais enfin, vérification faite de la signature, l’inconnue se trouve être une dame fort respectable ; je répondis poliment. La mère me présenta sa fille, divinité de seize ans. La mère n’eut pas plutôt jeté les yeux sur moi, qu’elle devint rouge écarlate ; sa confiance l’abandonna : « Pardonnez, monsieur, me dit-elle en balbutiant ; je n’en suis pas moins remplie de considération… Mais vous comprenez les convenances… Je me suis trompée… Je suis si surprise… » J’insistai en regardant ma future compagne, qui semblait rire du débat ; je me confondais en protestations que je prendrais tous les soins imaginables de cette belle jeune personne ; la mère s’anéantissait en excuses et en révérences. Les deux dames se retirèrent. J’étais fier de leur avoir fait tant de peur. Pendant quelques heures, je me crus rajeuni par l’Aurore. La dame s’était figuré que l’auteur du Génie du Christianisme était un vénérable abbé de Chateaubriand, vieux bonhomme grand et sec, prenant incessamment du tabac dans une énorme tabatière de fer-blanc, et lequel pouvait très bien se charger de conduire une innocente pensionnaire au Sacré-Cœur.

On racontait à Vienne, il y a deux ou trois lustres, que je vivais tout seul dans une certaine vallée appelée la Vallée-aux-Loups. Ma maison était bâtie dans une île : lorsqu’on voulait me voir, il fallait sonner du cor au bord opposé de la rivière. (La rivière à Châtenay !) Alors, je regardais par un trou : si la compagnie me plaisait (chose qui n’arrivait guère) je venais moi-même la chercher dans un petit bateau ; sinon, non. Le soir, je tirais mon canot à terre, et l’on n’entrait