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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Lorsque Bonaparte arriva précédé de son bulletin, la consternation fut générale. « On ne comptait dans l’Empire, dit M. de Ségur, que des hommes vieillis par le temps ou par la guerre, et des enfants ; presque plus d’hommes faits ! où étaient-ils ? Les pleurs des femmes, les cris des mères, le disaient assez ! Penchées laborieusement sur cette terre qui sans elles resterait inculte, elles maudissent la guerre en lui. »

Au retour de la Bérésina, il n’en fallut pas moins danser par ordre : c’est ce qu’on apprend des Souvenirs pour servir à l’histoire, de la reine Hortense. On fut contraint d’aller au bal, la mort dans le cœur, pleurant intérieurement ses parents ou ses amis. Tel était le déshonneur auquel le despotisme avait condamné la France : on voyait dans les salons ce que l’on rencontre dans les rues, des créatures se distrayant de leur vie en chantant leur misère pour divertir les passants.

Depuis trois ans j’étais retiré à Aulnay : sur mon coteau de pins, en 1811, j’avais suivi des yeux la comète qui pendant la nuit courait à l’horizon des bois ; elle était belle et triste, et, comme une reine, elle traînait sur ses pas son long voile. Qui l’étrangère égarée dans notre univers cherchait-elle ? à qui adressait-elle ses pas dans le désert du ciel ?

Le 23 octobre 1812, gîté un moment à Paris, rue des Saints-Pères, à l’hôtel Lavalette, madame Lavalette mon hôtesse, la sourde, me vint réveiller munie de son long cornet : « Monsieur ! monsieur ! Bonaparte est mort ! Le général Malet a tué Hulin. Toutes les autorités sont changées. La révolution est faite. »