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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.

Étant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à Londres. Je fis mon chemin de rue en rue ; je quittai d’abord Holborn-Tottenham-Courtroad, et m’avançai jusque sur la route d’Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O’Larry, veuve irlandaise, mère d’une très-jolie fille de quatorze ans et aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion, nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.

Chez madame O’Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles j’étais obligé de prendre du thé à l’ancienne façon. Madame de Staël a peint cette scène dans Corinne chez lady Edgermond : « Ma chère, croyez-vous que l’eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé : — Ma chère, je crois que ce serait trop tôt[1]. »

Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune irlandaise, Marie Neale, sous la garde d’un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard quelque blessure, car elle me disait : You carry your hear in a sling (vous portez votre cœur en écharpe). Je portais mon cœur je ne sais comment.

Madame O’Larry partit pour Dublin ; alors m’éloignant derechef du canton de la colonie de la pauvre émigration de l’est, j’arrivai, de logement en logement, jusqu’au quartier de la riche émigration de l’ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la Martinique.

  1. Corinne, livre XIV, chapitre I.