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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

rante nous emporta, et nous doublâmes le cap de La Hougue. Je n’éprouvai aucun trouble pendant ce demi-naufrage et ne sentis point de joie d’être sauvé[1]. Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune que d’en être chassé par le temps. Le lendemain, nous entrâmes au Havre. Toute la population était accourue pour nous voir. Nos mâts de hune étaient rompus, nos chaloupes emportées, le gaillard d’arrière rasé, et nous embarquions l’eau à chaque tangage. Je descendis à la jetée. Le 2 de janvier 1792, je foulai de nouveau le sol natal qui devait encore fuir sous mes pas. J’amenais avec moi, non des Esquimaux des régions polaires, mais deux sauvages d’une espèce inconnue : Chactas et Atala.




  1. C’est d’après cette tempête, où il avait failli périr, que Chateaubriand peindra plus tard, au XIXe livre des Martyrs, le naufrage de Cymodocée. On lit dans les notes qui accompagnent ce livre : « Je ne peins dans ce naufrage que ma propre aventure. En revenant de l’Amérique, je fus accueilli d’une tempête de l’Ouest qui me conduisit, en vingt et un jours, de l’embouchure de la Delaware à l’île d’Aurigny, dans la Manche, et fit toucher le vaisseau sur un banc de sable… Je regrette de n’avoir point la lettre que j’écrivis à M. de Chateaubriand, mon frère, qui a péri avec son aïeul M. de Malesherbes. Je lui rendais compte de mon naufrage. J’aurais retrouvé dans cette lettre des circonstances qui ont sans doute échappé à ma mémoire, quoique ma mémoire m’ait bien rarement trompé. » — Ne convient-il pas de voir dans ce regret une nouvelle preuve de ce constant souci d’exactitude qui ne quitta jamais Chateaubriand, même lorsqu’il écrivait ses poèmes, à plus forte raison lorsqu’il écrivit ses Mémoires ?