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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

l’enchaînement des choses humaines ! un bill de finances, passé dans le Parlement d’Angleterre en 1765, élève un nouvel empire sur la terre en 1782, et fait disparaître du monde un des plus antiques royaumes de l’Europe en 1789 !


Je m’embarquai à New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situé en amont de la rivière du Nord. La société était nombreuse. Vers le soir de la première journée, on nous servit une collation de fruits et de lait ; les femmes étaient assises sur les bancs du tillac, et les hommes sur le pont, à leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps : à l’aspect d’un beau tableau de la nature, on tombe involontairement dans le silence. Tout à coup, je ne sais qui s’écria : « Voilà l’endroit où Asgill[1] fut arrêté. » On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d’Asgill. Nous étions entre des montagnes ; la voix de la passagère expirait sur la vague, ou se renflait lorsque nous rasions de plus près la rive. La destinée d’un jeune soldat, amant, poète et brave, honoré de l’intérêt de Washington et de la généreuse intervention d’une reine infortunée, ajoutait un charme au romantique de la

  1. Asgill (sir Charles), général anglais. Envoyé en Amérique en 1781 pour servir sous les ordres de Cornwallis, il fut fait prisonnier par les Insurgents et désigné par le sort pour être mis à mort par représailles. L’intervention du gouvernement français le sauva. Un acte du congrès américain révoqua son arrêt de mort. Asgill accourut aussitôt à Versailles pour remercier Louis XVI et Marie-Antoinette, qui avaient vivement intercédé pour lui. Cet épisode a fourni le sujet de plusieurs pièces de théâtre et de plusieurs romans qui obtinrent une grande vogue.