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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

gaieté cruelle que par une réflexion triste : en considérant l’être entier, en pesant le bien et le mal, on serait tenté de désirer tout accident qui porte à l’oubli, comme un moyen d’échapper à soi-même : un ivrogne joyeux est une créature heureuse. Religion à part, le bonheur est de s’ignorer et d’arriver à la mort sans avoir senti la vie.

Je ramenai mon compatriote parfaitement guéri.


Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient retourner à Paris ; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les états étaient semoncés pour la fin de décembre (1788). La commune de Rennes, et après elle les autres communes de Bretagne, avaient pris un arrêté qui défendait à leurs députés de s’occuper d’aucune affaire avant que la question des fouages n’eût été réglée.

Le comte de Boisgelin[1], qui devait présider l’ordre de la noblesse, se hâta d’arriver à Rennes. Les gentilhommes furent convoqués par lettres particulières,

  1. Boisgelin (Louis-Bruno, comte de) était né à Rennes le 17 novembre 1734. Maréchal de camp, chevalier de Saint-Louis et du Saint-Esprit, maître de la garde-robe du roi et baron des États de Bretagne, il présida plusieurs fois aux États l’ordre de la noblesse, notamment dans l’orageuse session de 1788-1789. L’ordre de la noblesse et la fraction de l’ordre du clergé qui avait entrée aux États de Bretagne refusèrent de députer pour cette province aux États-Généraux de 1789. Le comte de Boisgelin ne siégea donc pas à l’Assemblée constituante, où son frère Boisgelin de Cucé, archevêque d’Aix et député du clergé de la sénéchaussée de cette ville, a tenu au contraire une place si considérable. Il fut guillotiné le 19 messidor an II (7 juillet 1794). Sa femme, Marie-Catherine-Stanislas de Boufflers, sœur du chevalier de Boufflers, qui unissait à l’esprit le plus brillant le plus noble courage, monta sur l’échafaud le même jour.