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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

qu’il me disait un jour en parlant de Condorcet : « Cet homme a été mon ami ; aujourd’hui, je ne me ferais aucun scrupule de le tuer comme un chien[1] ». Les flots de la Révolution le débordèrent, et sa mort a fait sa gloire. Ce grand homme serait demeuré caché dans ses mérites, si le malheur ne l’eût décelé à la terre. Un noble Vénitien perdit la vie en retrouvant ses titres dans l’éboulement d’un vieux palais.

Les franches façons de M. de Malesherbes m’ôtèrent toute contrainte. Il me trouva quelque instruction ; nous nous touchâmes par ce premier point : nous parlions de botanique et de géographie, sujets favoris de ses conversations. C’est en m’entretenant avec lui que je conçus l’idée de faire un voyage dans l’Amérique du Nord, pour découvrir la mer vue par Hearne et depuis par Mackenzie[2]. Nous nous entendions aussi en politique : les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à l’indépendance de mon caractère ; l’antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force à ce penchant. J’étais du côté de M. de Malesherbes et de madame de Rosanbo, contre M. de Rosanbo et contre mon frère, à qui l’on donna le surnom de l’enragé Chateaubriand. La Révolution m’aurait entraîné, si elle n’eût débuté par des crimes : je vis la première tête portée au bout d’une pique, et

  1. À propos de ces paroles, Sainte-Beuve a dit, dans son article sur Condorcet : « Dans sa colère d’honnête homme, Malesherbes a proféré sur Condorcet des paroles d’exécration qu’on a retenues. Noble vieillard, ces paroles n’étaient pas dignes d’une bouche telle que la vôtre ; mais le vrai coupable est celui qui a pu vous les arracher ! » Causeries du lundi, tome III, p. 274.
  2. Dans ces dernières années, naviguée par le capitaine Franklin et le capitaine Parry. (Note de Genève, 1831.) Ch.