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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

hommes, le marquis de Monlouet[1], le comte de Goyon-Beaufort[2], qui demandaient l’hospitalité en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l’hiver, à cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au côté, et suivis d’un valet également à cheval, ayant en croupe un portemanteau de livrée.

Mon père, toujours très cérémonieux, les recevait tête nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l’histoire de leurs procès. Le soir, on les conduisait dans la tour du Nord, à l’appartement de la reine Christine, chambre d’honneur occupée par un lit de sept pieds en tout sens, à doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dorés. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand’salle, et qu’à travers les fenêtres je regardais la campagne inondée ou couverte de frimas, je n’apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussée solitaire de l’étang : c’étaient nos hôtes chevauchant vers Rennes.

Ces étrangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie ; cependant notre vue s’étendait par eux à quelques lieues au-delà de l’horizon de nos bois. Aussitôt qu’ils étaient partis, nous étions réduits, les

  1. François-Jean Raphaël de Brunes, comte (et non marquis) de Montlouet, commissaire des États de Bretagne, né à Pleine-Fougères le 13 août 1728, mort à Bains-les-Bains en Lorraine le 2 août 1787.
  2. Luc-Jean, comte de Gouyon-Beaufort (et non Goyon), chevalier de Saint-Louis, né le 15 février 1725. Il fut guillotiné à Paris le 2 messidor an II (20 juin 1794). Sur les listes de MM. Campardon et Wallon, dans leurs Histoires du Tribunal révolutionnaire, il figure sous le nom de Guyon de Beaufort.