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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Le soleil se couche ; il frappe à présent la fenêtre de la grosse tour : marchons par-là. » M. Leprince raconta le soir la chose à mon père : le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forêts de l’Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg : mes souvenirs se font écho.

L’abbé Leprince désirait que l’on me donnât un cheval ; mais, dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J’étais réduit à monter à la dérobée deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n’était pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommés par les Romains desultorios equos, et façonnés à secourir leur maître ; c’était un Pégase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j’aie mené la vie d’un Tartare, et, contre l’effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d’élégance que de solidité.

La fièvre tierce, dont j’avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d’orviétan passa dans le village ; mon père, qui ne croyait point aux médecins, croyait aux charlatans : il envoya chercher l’empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonné d’or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d’un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucles énormes.