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Le premier et fondamental advis est de se resouldre à ne vivre poinct par acquit, à l’incertain et à l’adventure, comme font presque tous, qui semblent se mocquer et ne vivre pas à bon escient, ne traictent et ne conduisent poinct leur vie serieusement, attentifvement, vivent du jour à l’autre, comme il adviendra. Ils ne goustent, ne possedent ny ne jouyssent de la vie ; mais ils s’en servent pour faire d’autres choses. Leurs desseins et occupations troublent souvent et nuisent plus à la vie qu’ils n’y servent. Ces gens icy font tout à bon escient, sauf de vivre. Toutes leurs actions et les petites pieces de la vie leur sont serieuses : mais tout le corps entier de la vie n’est qu’en passant et comme sans y penser ; c’est un presupposé, à quoy ne faut plus penser. Ce qui n’est qu’accident leur est principal, et le principal ne leur est qu’accessoire. Ils s’affectionnent et se roidissent à toutes choses, les uns à amasser sciences, honneurs, dignitez, richesses ; les autres à prendre leurs plaisirs, chasser, jouer, passer le temps ; les autres à des speculations, fantasies, inventions ; les autres à manier et traicter affaires ; les autres à autres choses : mais à vivre ils n’y pensent pas. Ils vivent comme insensiblement, estant bandez et pensifs à autres choses. La vie leur est comme un terme et un delay pour l’employer à d’autres choses. Or tout cecy est très injuste, c’est un malheur et trahison à soy-mesme ; c’est bien perdre sa vie, et aller contre ce qu’un chascun se doibt,