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estimer les choses et leur donner le prix et le rang qui leur appartient, qui est le vray faict de prudence et suffisance. C’est un haut poinct de philosophie ; mais, pour y parvenir, il se faut bien garder de passion et de jugement populaire. Il y a six ou sept choses qui meuvent et meinent les esprits populaires, et leur font estimer les choses à faulses enseignes, dont les sages se garderont, qui sont nouvelleté, rareté, estrangeté, difficulté, artifice, invention, absence, et privation ou desny, et sur-tout le bruict, la monstre et la parade. Ils n’estiment poinct les choses si elles ne sont relevées par art et science, si elles ne sont poinctues et enflées. Les simples et naifves, de quelque valeur qu’elles soyent, on ne les apperçoit pas seulement ; elles eschappent et coulent insensiblement, ou bien l’on les estime plattes, basses et niaises, grand tesmoignage de la vanité et foiblesse humaine qui se paye de vent, de fard, et de faulse monnoye au lieu de bonne et vraye. De là vient que l’on prefere l’art à la nature, l’acquis au naturel, le difficile et estudié à l’aise ; les bouttées et secousses à la complexion et habitude, l’extraordinaire à l’ordinaire, l’ostentation et la pompe à la verité douce et secrette ; l’autruy, l’estranger, l’emprunté, au sien propre et naturel. Et quelle plus grande folie est-ce que tout cela ? Or la reigle des sages est de ne se laisser coiffer et emporter à tout cela, mais de mesurer, juger et estimer les choses premierement par leur vraye, naturelle et essentielle valeur, qui est