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à plus du double de ce qu’il y en a à Paris ; mais aussi elles sont fort employées. Tous les jours régulièrement à vingt-quatre ou vingt-quatre heures et demie au plus tard, toutes sont occupées. Tant pis pour ceux qui viennent trop tard. À la différence de celles de Paris, toutes sont d’une douceur d’esprit et d’une politesse charmante. Quoique vous leur demandiez, leur réponse est toujours : Serà servito, sono a suoi commandi (car il est de la civilité de ne parler jamais aux gens qu’à la troisième personne.) À la vérité, vu la réputation dont elles jouissent, les demandes qu’on leur fait ordinairement sont fort bornées ; cependant j’en trouvai l’autre jour une si jolie que… le moyen de ne s’y pas fier, elle me répondoit des conséquences per la beatissima madonna di Loreto.

Nous avons eu quelque peine à nous mettre un peu dans le beau monde ; nous sommes arrivés dans des circonstances défavorables. La sérénissime république venoit de faire main-basse sur près de cinq cents courtiers d’amour qui, abusant de leur ministère public, s’en alloient offrir à tous venants, sur la place Saint-Marc, madame la procuratesse celle-ci, ou madame la chevalière celle-là ; de sorte qu’il arrivoit quelquefois à un mari de s’entendre proposer sa femme. On a réformé cette licence trompeuse et insolente. Néanmoins il ne faut pas être en peine de vivre aujourd’hui, pour peu qu’on choisisse bien ses gondoliers, et ce choix est si aisé, qu’il faut être d’un grand guignon pour le faire mal. Il vient de m’arriver à ce sujet une plaisante aventure, qui m’a mis pour un moment dans un embarras fort risible. J’avois envoyé hier un gondolier faire l'ambasciata à la célèbre Bagatina. Le rendez-vous étoit pris chez elle à une heure marquée. Je ne la trouvai point ; sa femme de chambre me dit qu’elle avoit été obligée de sortir avec une dame de ses amies, pour aller à la conversation, chez je ne sais quel seigneur, et qu’elle m’en faisoit excuse, me priant de revenir le lendemain. Pendant ce discours, j’examinois un appartement vaste, magnifique, richement orné, et paraissant fort au-dessus de l’état d’une pareille princesse. Je demandai à la femme de chambre si un tel gondolier n’étoit pas venu de ma part parler à la Bagatina. Elle me répondit que le gondolier étoit venu en effet, mais que sa maîtresse ne s’appelloit point Bagatina, mais bien Abbati Marcheze, et qu’elle