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LA CRISE

mètre en or et plusieurs livres richement reliés : entre autres volumes, il y avait une Imitation de Jésus-Christ dorée sur tranches. Monsieur et Madame Chênevert s’étaient mis dans la note qui convenait, puisque le collégien était déjà considérée comme un futur clerc.

À quelques jours de là, Exilda vint à son tour témoigner sa profonde reconnaissance à son cher héros. Elle était seule maintenant, et elle se présenta, modestement vêtue, à la Ferme des Érables. Ce n’était pas une méchante fille, que cette Exilda ; mais, enfant gâtée comme beaucoup d’autres de sa condition, elle était laissée complètement libre par des parents trop faibles. Mêlée à la jeunesse papillonnante qu’on a vue, elle semblait ne pas avoir la notion du bien et du mal. On aurait pu la croire acoquinée parmi tant de garçons qui se disputaient ses bonnes grâces ; par bonheur, elle était restée vertueuse au sens large du mot, lisant beaucoup, se dissipant encore davantage. C’était comme un petit animal indompté, ne rêvant qu’aventures extraordinaires.

Il était trois heures de l’après-midi, lorsque Jean la vit venir parmi les siens. Madame Bélanger se trouvait là avec Thérèse. Après mille congratulations, la mère et sa fille vaquèrent aux divers travaux de la ferme, et le jeune collégien fut laissé pour un moment au salon, avec Exilda Chênevert.

— Mademoiselle, vos émotions de l’autre jour sont-elles complètement passées ?

— Oui, Monsieur Jean ; mes frayeurs se sont envolées, mais il y a des souvenirs qui ne s’éteignent qu’avec la vie !…

— Vous aviez sans doute trop présumé de votre entraînement, dans l’art difficile des sports aquatiques…

— Puisque nous sommes seuls, reprit la jeune fille, me permettez-vous de vous faire une confession ?… Je ne sais encore si votre vocation vous appelle loin du monde ; mais votre caractère sérieux m’invite à ces épanchements…

Un rayon de soleil, traversant les persiennes de la pièce, jetait ses reflets sur les cheveux d’or de la visiteuse ; elle était dans tout l’éclat de sa jeune beauté, et sa tenue si convenable ne gênait plus son interlocuteur ; il la fixait avidement ; toutes ses impressions de l’autre jour lui revenaient, mais épurées par un sentiment tout céleste.

— Je n’ai pas encore de projets d’avenir bien arrêtés, reprit-il après un long moment de silence. Je suis un tout jeune rhétoricien qui cherche sa voie…

— Et moi, répliqua l’élégante jeune fille, je la cherche aussi… Je cherche le bonheur sans le rencontrer jamais. J’ai voulu m’étourdir, me griser de visions enchanteresses, et je n’en ai découvert nulle part comme dans votre hameau… Cher Monsieur Jean, me permettez-vous de vous révéler toutes mes folies ?

— Je suis encore bien jeune pour être votre confident, Mademoiselle ; mais, si je vous inspire confiance, pourquoi ne pas consentir à vous écouter ?

— Eh bien, voici. Vous avez devant vous un pauvre cœur avide d’affection. Mes dix-sept ans à peine révolus me semblent déjà une longue carrière, tellement nombreuses sont les aventures dans ma vie, surtout depuis deux ans. Fortune, plaisirs, rien ne me manque en apparence pour me rendre heureuse ; mes parents ne me refusent aucune fantaisie. Mon père a l’entreprise d’un gros commerce de grains et il se trouve à la tête d’une importante compagnie d’exportation. Je suis la plus jeune des enfants. Ma mère a beaucoup de relations dans la haute société montréalaise : elle s’occupe bien peu de son Exilda. Je suis restée en pension dans une école catholique anglaise jusqu’à seize ans, et je continue à y suivre quelques cours durant l’année scolaire ; mais on ne m’impose aucune contrainte et, en réalité, je vis à ma guise.

« Donc, cher Monsieur Jean, voilà déjà deux saisons d’été qui se passent pour moi à courir après le bonheur. Je suis en quête d’une âme capable d’aimer, mais c’est en vain. Tous ces jeunes gens que vous avez pu voir avec moi, depuis mon arrivée à St.-Paul l’Ermite, sont profondément égoïstes : ils aiment le plaisir, ils ne m’aiment pas… Je me suis fait respecter, par de catégoriques déclarations, dès le début ; mais c’est le minimum de tout ce qu’ils peuvent me donner. Si je suis resté en leur compagnie, c’est que je n’ai rencontré absolument personne pour sympathiser avec moi. Mes jeunes compagnes, que vous avez aperçues au jour de la noyade, sont des mondaines écervelées ; elles sont gravement compromises en des flirts auxquels je n’ai pas voulu me mêler.

« J’en étais là, mon cher et vaillant Monsieur, lorsque je vous ai remarqué, vous, si simple et si noble à la fois. Vous m’avez paru loyal, sincère, et j’ai cherché à lier connaissance avec vous. Mais vous étiez farouche, et vos