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teur le lui conserve par un trait de génie. Enfin, son pinceau a si bien réuni la force et la fidélité, que, s’il existait un être isolé, qui ne connût ni l’homme de la nature, ni l’homme de la société, la lecture réfléchie de ce poète pourrait lui tenir lieu de tous les livres de morale et du commerce de ses semblables.

Telle est la richesse de mon sujet, qu’on imputera sans doute à l’oubli les sacrifices que je fais à la précision. Je m’entends reprocher de n’avoir point développé l’âme de Molière ; de ne l’avoir point montré toujours sensible et compatissant, assignant aux pauvres un revenu annuel sur ses revenus, immolant aux besoins de sa troupe les nombreux avantages qu’on lui faisait envisager en quittant le théâtre, sacrifiant même sa vie à la pitié qu’il eut pour des malheureux, en jouant la comédie la veille de sa mort. Ô Molière ! tes vertus te rendent plus cher à ceux qui t’admirent ; mais c’est ton génie qui intéresse l’humanité, et c’est lui surtout que j’ai du peindre. Ce génie si élevé était accompagné d’une raison toujours sûre, calme et sans enthousiasme, jugeant sans passion les hommes et les choses : c’est par elle qu’il avait deviné Racine, Baron ; apprécié La Fontaine, et connu sa propre place. Il paraît qu’il méprisait, ainsi que le grand Corneille, cette modestie affectée, ce mensonge des âmes communes, manège ordinaire à la médiocrité, qui appelle de fausses vertus au secours d’un petit talent. Aussi déploya-