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philosophe. Heureux s’il conçoit quels services il peut rendre : il est le plus puissant des moralistes. Veut-il faire aimer la vertu ? une maxime honnête, liée à une situation forte de ses personnages, devient pour les spectateurs une vérité de sentiment. Veut-il proscrire le vice ? il a dans ses mains l’arme du ridicule, arme terrible, avec laquelle Pascal a combattu une morale dangereuse, Boileau le mauvais goût, et dont Molière a fait voir sur la scène des effets plus prompts et plus infaillibles. Mais à quelles conditions cette arme lui sera-t-elle confiée ? Avoir à la fois un cœur honnête, un esprit juste ; se placer à la hauteur nécessaire pour juger la société ; savoir la valeur réelle des choses, leur valeur arbitraire dans le monde, celle qu’il importerait de leur donner ; ne point accréditer les vices que l’on attaque, en les associant à des qualités aimables (méprise devenue trop commune chez les successeurs de Molière), qui renforcent ainsi les mœurs, au lieu de les corriger ; connaître les maladies de son siècle ; prévoir les effets de la destruction d’un ridicule : tels sont, dans tous les temps, les devoirs d’un poète comique. Et ne peut-il pas quelquefois s’élever à des vues d’une utilité plus prochaine ? Ce fut un assez beau spectacle de voir Molière seconder le le gouvernement dans le dessein d’abolir la coutume barbare d’égorger son ami pour un mot équivoque ; et, tandis que l’état multipliait les édits contre les duels, les proscrire sur la scène,