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Qu’en des vers tout trempés d’une amoureuse ivresse
Versait du sage roi la langue enchanteresse ;
Un peu de ces discours grands, profonds comme toi,
Paroles de délice ou paroles d’effroi
Aux lèvres de Milton incessamment écloses,
Grand aveugle dont l’âme a su voir tant de choses[1] !


Le soleil avait fait plus de la moitié de son cours, et le jeune Joachim se préparait à sortir de Babylone. Tous les enfants de Juda, ses frères, l’attendaient, répandus sur les chemins, pour le combler de bénédictions. Il allait au golfe Persique apprendre le sort d’un vaisseau chargé des trésors d’Ophir ; non qu’avide d’entasser de nouvelles richesses… ; mais il soulageait la captivité de ses frères…, et ses vertus leur faisaient espérer que le ciel les ferait retourner dans leur patrie, au bord du Jourdain. La fille d’Helcias, la belle Suzanne, son épouse, ne peut s’arracher de ses bras.

Leurs adieux, leurs aimables discours. Il lui promet de revenir sous peu de jours. (Sans oublier de parler déjà de la fille du frère mort de Suzanne, qui la nommera sa sœur, enfant de dix ans qui doit faire un rôle charmant dans cet ouvrage.) Joachim part. Tous ses esclaves, tous les Hébreux lui souhaitent un heureux voyage et un prompt retour. Ils le voient partir avec peine. Deux seulement s’en réjouissent : ce sont deux vieillards pervers et méchants, juges du peuple et hypocrites de vertu. Leurs anges, qui sont du nombre des anges que le Fils de Dieu précipita dans les enfers, lorsque… (imiter Milton), ont fait parvenir à Joachim de fausses alarmes, pour l’écarter et servir les desseins des impudiques vieillards. L’un est un tel, l’autre est un tel. La chaste et vertueuse beauté a allumé dans leurs cœurs une incestueuse flamme. Le bonheur d’un couple de gens de bien a produit sur eux

  1. M. de Latouche a relevé (dans la Vallée aux loups, p. 242) cette note d’André Chénier sur Milton : « Homme sublime qui a des taches comme le soleil. »